Les nouveaux vaccins contre la dépendance tabagique

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Peut-on traiter une dépendance par un vaccin ? Cette idée séduit depuis des décennies entreprises et praticiens, mais est restée jusqu’à présent dans le domaine théorique. Le National Institute on Drug Abuse (NIDA), le service de l’Institut national de la santé américain dévolu à la recherche sur les abus de drogues et les addictions, a annoncé un investissement de 10 M$ pour financer les essais cliniques de phase III d’un vaccin contre la nicotine, NicVAX. De quoi remettre sur les rails une recherche qui paraît enfin bien proche du but. Pourtant, les effets des vaccins actuellement en cours d’essais cliniques sont encore loin de représenter la panacée en termes thérapeutiques. Petit tour d’horizon des différents candidats et des enjeux sous-jacents.

La nicotine en ligne de mire

Le principe de la vaccination dans le traitement des dépendances est simple : provoquer une réaction immunitaire contre la molécule responsable chez le patient et, par ce biais, induire la production d’anticorps spécifiques qui vont séquestrer la molécule dans la circulation sanguine et l’empêcher d’atteindre le cerveau. Les mécanismes physiologiques classiques - élimination par phagocytose ou action de protéases permettent par la suite d’éliminer la molécule incriminée.

La nicotine constitue, selon cette approche, une cible de choix car la quantité à éliminer chez les usagers est inférieure à celle des autres drogues et elle peut facilement être liée à une molécule « porteuse », capable d’induire une réaction immunitaire.

D’autre part, sa petite taille ne permet la liaison qu’à un seul anticorps à la fois, ce qui élimine la possibilité de former des complexes immuns de grande taille, potentiellement dangereux pour le patient car ils peuvent former des dépôts au niveau du rein (néphropathie glomérulaire).

Trois entreprises ont déjà publié des résultats d’essais cliniques de phase II : Cytos Biotechnology (Suisse), Nabi Biopharmaceuticals (États-Unis) et Celtic Pharmaceuticals (Royaume-Uni). Des essais de phase IIII sont également en cours de réalisation par Chilka Ltd (Suisse) et Independent Pharmaceutica (Suède).

Les résultats publiés propulsent Nabi Biopharmaceuticals comme leader incontesté du domaine : en effet, Cytos Biotechnology vient d’annoncer des résultats préliminaires décevants pour son essai de phase II avec le vaccin NIC002, élaboré à partir de VLP (virus-like particle) du bactériophage Qb (les VLP sont des protéines qui forment la capside du virus et qui servent ici de « carrier » pour la nicotine), et Celtic Pharmaceuticals n’a toujours pas communiqué de résultats sur l’essai de phase II de TA-NIC (élaboré à partir d’une sous-unité de la toxine cholérique recombinante) qui devait faire l’objet d’une analyse à la fin de l’année 2008 et a été clôturé en février 2009.

Qu’est-ce qui a propulsé Nabi Biopharmaceuticals sur le devant de la scène ? L’entreprise a annoncé en novembre 2007 le succès de son essai de phase IIb sur NicVAX, produit par fusion avec l’exoprotéine A inactive de Pseudomonas aeruginosa, et confirmé ses résultats en octobre 2008 : les lots de vaccins, ainsi que les protocoles et la dose optimale pour chaque injection, sont désormais prêts pour un essai clinique de phase III, dernière étape avant la mise sur le marché. Et les pouvoirs publics, ainsi que les entreprises privées entendent bien soutenir cet ultime effort : outre les 10 M$ du NIDA, GSK vient de signer un accord exclusif avec Nabi Biopharmaceuticals pour le développement commercial de NicVAX, ainsi que l’accès à la propriété intellectuelle de la société sur les vaccins de prochaine génération.

Nabi Biopharmaceuticals et le vaccin contre la nicotine : la panacée ?

Le fait d’arrêter de fumer ne va pas de soi pour les millions de fumeurs qui essayent chaque année d’arrêter. À côté d’une sensation initiale de manque et d’un syndrome de sevrage plus ou moins marqué dans les premiers jours, le risque le plus important demeure celui de la rechute : seuls 0,5 à 3 % des fumeurs qui ont essayé d’arrêter de fumer sans aucune aide restent abstinents pendant plus de 12 mois [Le nombre de fumeurs ayant arrêté sans aide (ou ayant reçu un placebo) au bout de 12 mois est difficile à évaluer : il varie selon la méthodologie employée, le recrutement des patients, les accompagnements psychologiques éventuels, etc.

Dans certaines études, le taux d’arrêt spontané rapporté a été de l’ordre de 10 %]. La dépendance à la nicotine est l’un des facteurs reconnus impliqués dans la dépendance au tabac, bien que les mécanismes biochimiques sous-jacents ne soient pas tous identifiés. Et c’est sur ce point qu’un vaccin prend tout son sens car s’il n’agit pas sur la sensation de manque, en revanche les anticorps séquestrent les molécules de nicotine et les empêchent d’atteindre le cerveau. La conclusion théorique est la suivante : en consommant une cigarette occasionnelle, le fumeur ne ressent plus autant de plaisir en tirant sa bouffée et le cercle vicieux de récompense / dépendance est brisé.

Les résultats cliniques sont-ils à la mesure de ce modèle idéal ?

Pas tout à fait. Il faut tout d’ abord s’attacher à la procédure d’immunisation, qui consiste en des injections intramusculaires potentiellement douloureuses répétées au cours de l’année pour maintenir le taux d’anticorps circulants. Dans l’essai clinique retenu par Nabi Pharmaceuticals, le protocole prévoit 5 injections de 400 μg de vaccin étalées sur six mois, avec des adjuvants à base d’aluminium. Ce dosage permet d’obtenir une réponse variable selon les sujets en termes de production d’anticorps, un phénomène classique qui nécessite pour les analyses ultérieures la distinction en différentes classes de sujets selon une réponse importante, moyenne ou nulle.

Dans l’essai NicVAX de Nabi Pharmaceuticals, les individus ayant une réponse classée comme « importante », soit 61 sur 201 au total, ont obtenu un meilleur taux d’abstinence à 12 mois que ceux ayant reçu le placebo. Mais en fait, seuls 16 % d’entre eux (soit 10 personnes sur 61), contre 6 % pour le placebo (soit 6 sur 100), se sont abstenus de fumer pendant 12 mois ou plus. Des résultats intéressants mais qui sont toutefois loin des performances espérées pour un véritable vaccin « miracle ». Sans compter le fait que, vu la faible différence entre les résultats obtenus avec les patients vaccinés ou sous placebo, les essais doivent impérativement être reproduits à plus grande échelle avant toute conclusion définitive.

L’envers du décor

Comment expliquer ces chiffres et surtout comment améliorer la performance ? Premier point important : il ne s’agirait pas seulement d’une question d’efficacité ou de quantité des anticorps circulants, la question ne se résumant pas à améliorer la réponse immunitaire des individus vaccinés. « Les anticorps se lient et relâchent les antigènes comme des jongleurs, explique Éric Cerny, chercheur et directeur de Chilka Ltd. Nous avons démontré sur des modèles murins que les anticorps circulants peuvent neutraliser une quantité de nicotine équivalente à cinq paquets de cigarettes par jour et qu’une moindre fraction de nicotine atteignait le cerveau. » Si une efficacité comparable est atteinte chez les patients dont la réponse immunitaire est importante, il faut donc chercher ailleurs les raisons d’un taux de rechute élevé.

L’explication proviendrait des voies biochimiques activées par la nicotine. Jean-Pol Tassin, directeur de recherche au Collège de France (unité Inserm 952), a récemment publié un travail remettant en question le modèle classique de la dépendance au tabac, selon lequel la liaison de la nicotine aux récepteurs nicotiniques entraîne une libération de dopamine dans le cerveau à l’origine du « plaisir » ressenti par le fumeur. Selon le chercheur, un « découplage » entre les circuits de libération de noradrénaline (neurotransmetteur impliqué dans l’attention et l’apprentissage) et de sérotonine (impliquée entre autres dans la régulation du sommeil, de l’humeur et de la douleur) serait à l’origine du phénomène de dépendance. Le découplage serait dû à une synergie entre la nicotine et d’autres molécules présentes dans le tabac, les inhibiteurs des monoamines oxydases (IMAO), qui augmentent les taux de sérotonine. En l’ absence de ces molécules, ces derniers demeurent transitoirement élevés lorsque le fumeur s’ abstient de fumer et décroissent au bout de quelques semaines, ce qui expliquerait qu’après ce délai de sevrage, 84 % des fumeurs ne trouvent plus de soulagement dans les substituts nicotiniques.

La même sensation de manque s’appliquerait ainsi aux fumeurs vaccinés. « D’une façon générale, le vaccin contre la nicotine paraît être une drôle d’idée : si vous donnez ; à un fumeur des cigarettes sans nicotine, il va essayer de la retrouver ailleurs. C’est une façon de biaiser le problème : vous ne soignez pas du tout la maladie, vous poussez l’individu à chercher un autre produit qui va lui servir de médicament, commente Jean-Pol Tassin. Au cours du sevrage, petit à petit, les IMAO disparaissent, la MAO remonte et la nicotine n’a plus d’effet. À ce moment-là, la situation devient particulièrement intolérable pour le sujet, qui devient encore plus vulnérable et risque d’entrer dans une philosophie d’ échec, voire de dépression. S’il ne peut pas retrouver un réconfort dans son ancienne drogue à cause du vaccin qui lui ôte le plaisir de fumer, le patient court le risque de se trouver de plus en plus mal et il essaiera de trouver une autre solution. Il y a toutes les chances qu’il se mette à consommer de l’alcool ou des benzodiazépines pour trouver un soulagement. »

Le vaccin antinicotine ne pourra donc pas aider le fumeur à surmonter sa sensation de manque : pour cela, d’autres stratégies d’ accompagnement relationnelles et comportementales lui seront probablement nécessaires, exclusion faite des thérapies pharmacologiques de substitution nicotiniques. Reste l’effet « parachute » du vaccin, pour une cigarette occasionnelle à la suite de laquelle, ne retrouvant la sensation recherchée, le fumeur ne devrait pas réitérer. « Devrait » : le conditionnel reste de rigueur car la possibilité existe qu’il augmente sa consommation de manière disproportionnée dans un effort désespéré pour retrouver ses sensations d’avant.

Une vaccination « préventive », notamment antinicotinique pour les sujets jeunes, est-elle envisageable ou risque-t-elle paradoxalement d’entraîner une surconsommation chez certains sujets ? Ces questions ne sont pas neuves et les pouvoirs publics devront apporter une réponse à mesure que la possibilité thérapeutique d’un traitement immunologique deviendra une réalité.

Il ne fait aucun doute désormais que les futurs développements des entreprises pharmaceutiques sont fortement orientés vers la production de vaccins, d’une part pour l’intérêt de cette nouvelle option thérapeutique et d’autre part pour la nécessité économique pour les plus grandes d’entre elles de contrebalancer les pertes dues à l’entrée des génériques sur le marché, ainsi qu’ aux coûts élevés du développement de nouveaux candidats pharmacologiques. Selon une étude récente publiée par Piribo, une entreprise d’analyses économiques en biotechnologies basée au Royaume-Uni, le marché du traitement des addictions pourrait atteindre 3,8 Md$ en 2016, soit une augmentation de 19 % par rapport au marché actuel.

C’est évidemment sur le tabac que la demande est la plus forte, avec une estimation de 1,3 milliards de fumeurs à travers le monde, dont les trois quarts dans les pays industrialisés sont susceptibles d’arrêter, en raison notamment des campagnes d’information publique, mais à la condition de bénéficier d’un accompagnement. Le vaccin antinicotine développé par Nabi Biopharmaceuticals constitue une alternative thérapeutique intéressante et pourrait se voir autorisé dans les années à venir : il sera d’ailleurs très vraisemblablement vite suivi par d’autres si son efficacité est confirmée.